– On n’en a pas un peu marre des histoires d’amour qu’on écrit, qu’on raconte, qu’on montre ? On voudrait les vivre si fort hors du papier qu’on s’acharne depuis des millénaires à les inventer, dans toutes les configurations possibles, et pourtant, encore aujourd’hui, on a l’impression de ne pas le connaître, l’amour.
– Ce n’est pas lui qui est en cause, ce sont les relations humaines. L’amour en est une composante essentielle, mais elle n’est qu’une fibre fragile qui ne demande qu’à être renforcée.
– Ça ébranle mes convictions darwiniennes ; l’Homme a évolué depuis qu’il vit en groupe, mais pourquoi son rapport à l’amour est-il toujours aussi tragique ?
– Eh bien, il s’est juste socialisé, l’instinct, bien que toujours présent, n’est plus la valeur sûre et première de nos sentiments. Et ça depuis le temps des castes et des empires. Mais pourtant, l’amour n’a pas de règles ni de limites. Et c’est pour ça qu’il est un champ des possibles toujours aussi fertile. Les plus belles œuvres littéraires sont des histoires d’amour. Le fait qu’on en imagine encore et encore, c’est plutôt bien, sinon on s’ennuierait, non ?
– Si… probablement… mais je pense qu’aujourd’hui, on en fait des tonnes. C’est à qui sera le plus romantique, le plus fou d’amour.
– Mais que ne ferait on pas par amour ? L’amour peut tout, même le pire.
– L’amour, l’amour… je n’arrive plus très bien à savoir ce que c’est vraiment… toujours l’impression que ce n’est pas assez riche en émotion. Chaque fois que je tombe amoureux, ça me fait mal. J’ai du mal à respirer, c’est trop fort dedans, là. J’y mets toute ma passion. Puis un jour, ça meurt, lentement, dans un silence morne et pleutre. Ça meurt alors qu’on ne le voulait pas. On essaye de retrouver cette folie, mais non, c’est plat et fade, décoloré.
La lâcheté du cœur est insondable. Je voudrais qu’il soit rassasié, qu’il me laisse en paix une bonne fois pour toute, qu’il aime à tout jamais ! Je crois que c’est cette escalade de l’exceptionnel que nous vendent les films et les livres qui font de nous des blasés. Je veux que ça brille ! Mais, je finis toujours par m’accoutumer aux éclats.
– Un jour, ça viendr….
– Ah non ! Pas de ça s’il te plait ! Tout le monde dit ça tout le temps pour rassurer les autres, à moins que ça ne soit pour se rassurer soi-même. L’amour est périodique, je le sais. Il ne peut être autrement. Comment peut-on aimer pour toujours, une seule et même personne, quand on en rencontre des dizaines. Il y a forcément un jour où on ressent à nouveau de l’amour pour quelqu’un d’autre, non ?
– Je te mentirais si je te disais non. C’est précisément l’ingrédient de base d’un roman d’amour, les amours impossibles. Mais, on parle trop peu des amours qui durent, ceux de toute une vie. J’ai connu une femme qui a attendu plus de 5 ans que son mari se libère. Il était en Guyane, dans l’armée, elle ne l’a vu qu’une fois en 2 ans, puis il est revenu, mais marié, malgré une correspondance ininterrompue. Imagine son déchirement. Ils se voyaient quand même encore car au fond, il l’aimait, elle. Ils ont fini par se retrouver et voilà 35 ans qu’ils sont ensemble. Regarde Victor Hugo et Juliette Drouet, 50 ans de lettres d’amour. Une passion comme celle-là, ça ne te fait pas envie ?
– Ce genre d’histoires est un cas exceptionnel. Ça n’arrive presque jamais, regarde, tout le monde divorce.
– Cette femme, c’est ta mère, je l’aime plus fort qu’au début. Elle me connait mieux que personne. Elle a appris à m’apprivoiser, à me comprendre. C’est un amour différent, une affection profonde. Tant d’années côte à côte, ça fait des coeurs associés. Le problème, c’est que, de nos jours, plus personne ne cherche à comprendre l’autre, à accepter ses défauts. Génération de zappeurs, et de consommateurs, vous utilisez l’amour comme une paire de pompe. Et encore, je me dis que parfois, il doit y en avoir qui aiment plus leurs shoes que les gens.
– Je crois que tu as un peu raison, enfin, je sais pas…
Je le regarde s’échapper par la porte d’entrée en enfilant sa veste de cuir. Encore une nuit pendant laquelle je vais me faire du soucis pour lui, mais il n’en saura rien.
Je retourne à pas lents vers ma femme endormie, j’observe ses rides et je vois les miennes. Quelque chose s’enfuit de mes yeux fatigués, ça vient hydrater mes lèvres, une légère salinité sur le bout de la langue, j’esquisse un sourire, heureux, quelque part, d’avoir retrouvé le goût des larmes.