Je ne sais pas, vous, comment vous évoluez dans la vie, mais moi, la plupart du temps, je n’ai aucune idée de ce que je fais. Je me contente de la subir en laissant les événements venir à moi, et moi de m’adapter à eux comme je peux. Je me fais violence pour ne pas sombrer dans une profonde dépression ou une mélancolie aiguë nourrie par un désespoir naturel, ancré, conscient, sous-jacent.
Bien sûr, je n’ai pas toujours été comme ça et j’ai fait des choix dans ma vie. J’ai provoqué le destin et j’ai pris d’énormes risques. C’est peut-être pour ça que je suis désillusionné. Tellement d’efforts, de couleuvres avalées, pour quoi ?
Je multiplie les petits plaisirs, les petits bonheurs qui donnent l’illusion de ne pas exister pour rien. Mais au fond de moi, je sais. Je sais que ce ne sont que des consolations médiocres qui nous maintiennent à flot. Je le dis sans cynisme, pour moi c’est un fait, quand on y pense vraiment, cette vie n’a ni queue ni tête et elle n’a de sens que par l’illusion d’en être maître et par la consommation de biens, de loisirs, par la création de souvenirs… le reste, n’est que contraintes. Nous sommes conditionnés dès le plus jeune âge à être soumis à cette société et la façon dont on doit en faire partie. La majorité des gens ne choisissent même pas l’heure à laquelle ils doivent se réveiller.
Je me rends compte que ça fait dix ans que je multiplie les choix qui devraient m’emmener vers une autonomie totale et en fait, je suis devenu esclave de cette liberté illusoire. Je ne suis pas libre. Je travaille seul, en indépendant (drôle de terme car on est en vérité très dépendant) dans un stress permanent, sans vision à long terme, sans possibilité de stabilité, d’évolution. La seule chose qui me fait continuer, c’est que je gère mon temps comme je veux (enfin dans mes rêves) et que je n’ai de comptes à rendre à personne (je mens, je dois des comptes à mes clients, à ma famille…), pas de hiérarchie pour me rappeler que je suis inférieur (ça c’est vrai, l’indépendance m’a appris surtout que je ne savais pas travailler avec une hiérarchie, que je ne supportais pas ça et surtout que j’étais capable de beaucoup de choses alors qu’en entreprise, t’es quand même souvent bridé, brisé, freiné).
Longtemps, je me suis menti aussi sur ma recherche du bonheur. J’avais trouvé un artefact, la nourriture. Je mangeais pour avoir l’illusion de me faire plaisir. Je ne mangeais pas, je me remplissais, je remplissais le vide créé par ce manque de sens dans ma vie. Je suis devenu père aussi et malgré l’amour que je reçois de mes enfants, ça ne comble pas ce vide, au contraire, ça l’a augmenté pour en faire vaste trou béant abritant une tempête d’incertitude. Ne pas arriver à donner du sens à ma vie, c’était potentiellement ne pas arriver à donner du sens à la leur. Comment leur donner l’impulsion que dans cette vie tout était possible si moi-même je n’y crois pas un seul instant ? Comment leur montrer que ça vaut le coup de faire des efforts et de se battre pour « réussir » si moi-même je ne sais toujours pas ce que « réussir » veut dire. Ça veut dire quoi réussir sa vie ? J’ai deux beaux enfants, malins, intelligents et bien dans leurs baskets, c’est une réussite ça, oui. Mais, je suis obligé de feinter, de ne pas leur montrer ma désillusion, ce que je pense vraiment au fond de moi de cette étrange existence.
Posséder pour exister, exister pour posséder. Comment s’émanciper de ça ?
Depuis peu, j’ai repris le sport. Toute ma vie, j’ai eu une relation conflictuelle avec le sport, mais là, il semblerait que je sois assez mature pour pouvoir vivre une relation durable et apaisée avec lui. Parce que justement, je me suis rendu compte que le sport n’a besoin de rien. C’est juste moi contre moi-même. Il y a un sentiment de liberté pur et simple que je n’avais pas ressenti jusque là. Je ne me suis jamais senti autant moi-même qu’en me mesurant à mes limites. Je sais, c’est bizarre dit comme ça. La satisfaction est immédiate, on allie un sentiment de fierté à un besoin physiologique très primaire : créer de la dopamine.
Longtemps, j’ai cru que j’allais être quelqu’un, qu’un destin un peu hors norme m’attendait. Sans prétention, ni mégalomanie, je ne me crois pas supérieurs aux autres, juste, j’avais l’impression que je pouvais faire quelque chose de différent, que tout était possible, mais j’avais paradoxalement un énorme manque de confiance en moi. Dans mon coeur, tout était possible, dans les faits, rien ne l’était. Je travaille sur ça mais je n’arrive pas à faire effondrer ce mur de doutes et de défaitisme. Plus je vieillis et plus ce sentiment est indissoluble car aujourd’hui je cours après le temps et les années qui s’effacent, emportent avec elle la possibilité d’un autre moi. Et puis, la paternité vous oblige aussi. On ne peut pas se comporter comme quand on est seul et qu’on a rien à perdre. Si seulement j’avais pris conscience avant qu’il suffisait d’un peu d’audace et d’un minimum de confiance en soi… J’espère que j’inculquerai ça à mes enfants.
Là, pour le moment, je me sens seul dans mes doutes et dans mes rêves qui se laissent écraser par le poids de la réalité, la réalité étant que je suis désespérément commun, je n’ai rien de spécial. Je me démarque un peu par la confusion permanente de mon moral, de mes pensées. Je doute tellement tout le temps en permanence que s’en est épuisant pour moi et ceux qui vivent auprès de moi. Parfois, je sais que j’horripile avec ça mais j’ai du mal à faire comprendre que je n’y peux rien. Je ne suis pas encore prêt à dépasser ces doutes.
Le métier actuel que je fais depuis 20 ans maintenant, est devenu une véritable corvée. La vérité c’est que je n’en peux plus. Je n’en peux plus de ce stress, des désidérata stupides, d’être confronté à des gens qui ont besoin de vous prouver qu’ils sont supérieurs à vous ou qu’ils savent mieux que vous ce que vous devez faire, qui ont besoin de prouver à leur hiérarchie qu’ils sont compétents donc c’est sur vous que ça retombe, etc. de ça, j’en ai ma claque. J’en ai ma claque des délais trop courts, d’avoir la boule au ventre en présentant chaque créas, des changements de dernière minute qui te mettent tout en l’air et qui te font tout refaire en accéléré ou qui te font faire des trucs dégueulasses mais eux sont contents. J’ai beau me dire « allez, c’est le client, si il est content avec ça, laisse », ben ça m’affecte quand même, est-ce qu’on va dire à un boulanger comment il doit faire son pain ? Bon, mauvais exemple, avec Internet, ils se prennent aussi des critiques.
Tout ça est clair dans me tête, ce qui ne l’est pas c’est : qu’est-ce que je peux faire ? Quel autre métier pourrais-je faire ? Je ne trouve pas parce que ça me semble insurmontable. Il faut déjà trouver l’idée, s’en faire une vision réaliste et pas idéaliste, faire une formation, donc potentiellement un sacrifice financier pendant plusieurs mois/années, et si je me suis trompé ? Et si je n’y arrivais pas ? Et si je ne trouvais pas de travail derrière ? Et si… et si… et si…
Ça sera donc ça ma vie ? Faire un travail alimentaire qui me saoule et assurer le confort de ma famille ? On va dire que ce sont des préoccupations de riches occidentaux mais ça change rien à ce que je pense au fond de moi. J’ai trop besoin de me lever le matin et d’avoir l’impression d’être utile, de faire quelque chose qui a du sens. Un classique de la pensée contemporaine ça, faire quelque chose qui a du sens. Peut-être qu’on a trop vu nos anciens s’abimer la santé dans des travaux pénibles sans compensation en retour et qu’on ne veut pas faire de même. C’est probablement en grande partie la futilité de mon métier qui renforce mon sentiment de dégoût, la ratio argent/pénibilité n’est plus bon. Je pourrais gagner un million par an que j’en aurai quand même marre. J’en aurai juste marre mais dans un plus grand appartement.
Je ne sais pas, vous, comment vous évoluez dans la vie, mais moi, la plupart du temps, je râle.