Ma part du vide

Je serai bientôt mon propre patron.
Auto-entrepreneur comme on dit juridiquement. Livré à moi-même et à mes compétences. Je plonge dans le grand bain de l’indépendance alors que je sais à peine nager.
Je pourrais me sentir à l’aise car j’ai un métier dans les mains qui me permet de pouvoir travailler dans des domaines variés. Mais, j’ai un problème : je ne me sens pas talentueux.
Je ne dis pas ça pour que vous débarquiez en essayant de me rassurer en me disant que vous m’en trouvez, du talent. Mais, c’est un constat, évident pour moi. Je n’ai pas de talents ! J’ai des bribes de choses qui essayent de n’être pas trop nulles mais qui finalement s’avèrent à chaque fois décevantes… Pour moi, en tout cas, peut-être une éternelle insatisfaction ou juste conscience de ma médiocrité.
Je ne suis personne, j’ai cru pouvoir être quelqu’un à un moment donné mais en fait non. J’étais une illusion. Je vois bien qu’autour de moi, les persévérants, les enthousiastes et les créatifs, eux, même s’ils réussissent plus ou moins, ont quelque chose à vendre, à présenter : un style, un ligne de conduite, une marque de fabrique. Moi, je n’ai rien. Rien que des heures passées derrière un ordinateur à essayer de faire en sorte que tout le monde soit à peu près satisfait d’une commande, d’un travail. Une passion pour la typographie et le graphisme en général, c’est peut-être juste ce qu’il suffit de faire, mais pour moi, c’est une petite mort. Est-ce qu’on retiendra de moi une affiche, une maquette, une illustration ? Non. Je n’ai pas marqué l’histoire du graphisme, même pas laissé une légère éraflure, je suis tout juste une poussière posée sur une surface laquée, brillante et glissante. 
Alors, je quitte tout après dix ans dans la presse, 4 magazines à mon actif dont 3 créés entièrement et des centaines de créas diverses et variées. 10 ans dans un CDI confortable, avec tickets restaurants à 8,80 euros, mutuelle à 100%, carte de presse et épargne entreprise à taux fixe. Je perds tout. Je m’assoie sur ce bonheur chiffré, sur cette tranquillité salariale. sur les prix attrayants des voyagistes du Comité d’Entreprise. Je plaque tout, jusqu’à ma machine à café personnelle et mon agrafeuse chromée. Je plaque cette sécurité molle pour un désert d’idées.
J’ai parfois l’impression de me jeter dans un feu en pensant que je ne me brûlerai pas, que j’ai le coeur ignifugé tout en étant conscient que ça va faire mal. Je suis pris dans une tempête de doutes et je suis complètement aspiré par le vide. Faut-il prendre sa part de vide pour pouvoir se remplir à nouveau ?
J’ai essayé d’y croire, j’ai donné de mon temps, de mon énergie, de mon envie, mais la crise de la presse a eu raison de moi. On en entend beaucoup parlé, de cette crise. De nombreuses personnes nous conchient, nous les journalistes avec nos subventions et notre déduction d’impôts, on vomit nos choix éditoriaux, nos statuts, nos entrées gratuites aux musées nationaux. Mais, la presse, c’est aussi des salariés, pas que des journalistes, des humains, des services transversaux, des métiers techniques qui disparaissent, des gens qui ont peur, qui ont vu leur condition de travail s’amoindrir considérablement en même pas 10 ans, encore plus ces 5 dernières années pendant lesquelles, tout s’est accéléré. Chaque plans de licenciement ont laissé derrière eux des rédactions décimées et réduites à la portion congrue. Un poste pour un salarié. J’étais, par exemple, seul à faire la direction artistique et la maquette de mon magazine. Je ne pouvais pas être absent ou malade, heureusement pour le groupe je suis en bonne santé. Les vacances étaient devenues un vrai casse-tête. Je sais qu’il y a quelque chose d’indécent à pleurer sur des vacances car en indépendant je risque d’en avoir peu ou plus, mais je suis bien obligé d’argumenter avec ça car c’est une réalité qui laisse des traces, notamment dans un couple. On se pose la question des instants de vie. J’ai jamais vu les 35h, plutôt les 45, voire 55 heures, bosser les jours fériés et les week-ends parfois. Je n’ai pas ménagé mes efforts pour assouvir mon envie de réussite, et tout ça pour quoi ? Pour le vide, la succion de toute substance créative et de mon enthousiasme que je pensais pourtant à toutes épreuves. L’équilibre vie privée/vie professionnelle est complètement bouleversé. On travaille pour vivre mais on vit plus souvent au travail. J’en suis venu à détester l’endroit où je travaille, mon bureau, ma chaise de bureau, la couleur de la moquette, la climatisation trop froide, puis trop chaude, les odeurs de café, les messes basses dans les couloirs, les bruits des imprimantes, les dalles du plafond, les ascenseurs, les toilettes hors service, les sonneries des téléphones, les mails institutionnels, les collègues qui ne te disent pas bonjour, ceux qui t’inventent des histoires de cul, ceux qui te jalousent, ceux en dépression. Il me faut un ailleurs, un nouvel air, des nouveaux visages.
J’ai besoin de me foutre un coups de pied au cul. De ce défi, de réapprendre l’autonomie, Le simple fait de faire des PDFs certifiés, d’acheter moi-même des typos, de démarcher des clients, de faire des créas pour répondre à des appels d’offre, de contacter des imprimeurs, des photographes, des illustrateurs, des stylistes, des rédacteurs, des éditeurs, redevenir acteur de ma vie, la base pour tout graphiste indépendant mais qu’on oublie à force d’être assisté. Le CDI n’a été qu’un cocon infantilisant qui m’a handicapé au final. Pour certains, c’est certainement parfait, mais pour ma part, je me suis senti en danger d’inertie. Je dois aussi me frotter au Dieu Numérique, j’ai 35 ans et je ne sais même pas faire une newsletter, sachez chers amis graphistes que si vous vous moquez de moi, vous auriez raison. C’est ridicule et j’en ai honte. J’ai fait toutes les formations pourtant, dreamweaver, flash, after effet etc, mais le manque d’application et surtout la vitesse du progrès numérique m’ont laissé loin derrière. Et quand t’es graphiste print, le « codage » te file de l’urticaire. Ça m’intéresse, j’aime le graphisme dans toutes ses formes, c’est le côté « informatique » pure qui me faisait peur, qui me donnait pas envie et j’avais, jusqu’à maintenant, pas besoin de savoir faire. Mais, j’ai décidé de m’y atteler, de ne pas m’avouer has been aussi jeune. Il me reste peut-être 30 à 35 ans de vie professionnelle devant moi, je compte bien rebondir et faire partie de votre congrégation des graphistes multimédias ! Pour l’instant, j’ai mal au cul d’être assis, mal aux yeux d’être à 20 cm de mon écran, mal au poignet de tracer des courbes et de déplacer des blocs. J’ai besoin de plus. J’ai besoin de découvrir, de chercher, d’expérimenter, de secouer mes neurones. Je ne sais pas si c’est une fatigue intellectuelle ou un réel désintérêt pour ma profession. Il me faut cette nouvelle liberté pour savoir où j’en suis. J’ai besoin de me retrouver, moi, Cyril, graphiste, et non pas, moi, Cyril, salarié d’un groupe de presse. Je vais peut-être m’en mordre les doigts, mais j’ai besoin de savoir. Est-ce que tu auras assez de cran Cyril ? Est-ce que tu es au niveau ? Est-ce que tu vas être assez bon pour pouvoir faire vivre ta famille ? J’ai pris ma part de vide et il ne me reste plus qu’à la remplir.