La vie trop longue

On regarde les vieux comme s’ils semblent avoir toujours été vieux. Avec leur peau fripée et molle, leurs yeux vitreux, leur odeur de vieux et leur voix chevrotante, leur silence aussi, souvent… Ils attendent que la mort vienne les cueillir.

On a du mal à les imaginer jeunes, plein de fougue, caressant la vie avec ardeur. On ne les imagine pas, avoir des doutes ou des ambitions, des amours secrets et des amours d’un soir. On les a toujours connu vieux. C’était le cas de ma grand-mère. Ça fait 43 ans qu’elle était vieille. Cheveux blancs permanentés, longue robe à petites fleurs, sa voix tremblante, sa peau diaphane. Elle appelait déjà de ses vœux sa propre mort. D’aussi loin que je me souvienne, après le décès de son mari, elle attendait « que Jésus vienne [la] chercher mais y veut pas » comme elle aimait à le répéter. Elle aura donc attendu plus de 40 ans pour le rejoindre son Albert. Une bien longue agonie pour une femme qui n’aimait plus la vie. Ma grand-mère n’était pas une mamie gâteau, elle était même plutôt assez froide et distante. Je n’ai aucun souvenir d’un câlin avec elle ou même d’un moment de tendresse. Elle était comme ça. Peut-être les vestiges de la guerre, elle qui est née en 1924 et qui a côtoyé les nazis dans le Belfort de son enfance. Elle les détestait mais n’en parlait jamais, juste un « ces sales boches » de temps en temps s’extirpait de sa bouche crispée. Je n’en saurais pas plus. Il eut fallu un exil dans le sud avec mari et enfants pour que ma mère rencontre mon père et que je puisse exister. Les destins qui se croisent. Elle ne s’épanchait pas, ma grand-mère, ma mémère. Solide comme personne, elle fut patronne de restaurant, patronne de fabrique de poupées régionales, elle a affronté de nombreuses maladies, des accidents graves, des passages au bloc opératoire, mais elle a toujours surmonté tout ça, en râlant beaucoup trop certes, ce qui exaspérait ma mère, mais quand même, elle impressionnait par sa force. Elle avait un petit côté drama queen, toujours à se plaindre qu’on l’abandonne, que « de toute façon je suis un poids pour vous je le sais bien ». Sur les derniers mois, elle était devenue trop faible, trop fragile et ma mère n’arrivait plus à l’aider. Une chute de trop a mis fin à leur colocation. Ma mère n’a pas pu la relever alors d’un commun accord, elles ont décidé de la placer en Ephad pour sa sécurité. Ça a été le début de la fin mais comment faire ? Son corps voulait vivre envers et contre tout, mais ma grand-mère, elle, était fatiguée de cet entêtement à vivre. Elle a tenté d’anticiper le grand voyage, elle a pensé à se jeter dans les escaliers avec le fauteuil roulant mais ma mère l’a vu, elle a essayé de s’étrangler avec le cordon qui sert à appeler les infirmières mais elles l’ont vu, rien à faire, la vie était plus forte. Quel degrés de désespoir il faut pour en venir là à 97 ans. C’est simple, quand tu ne peux plus te nourrir, plus t’habiller, plus te laver, plus aller aux toilettes, le cerveau qui déraille, les organes qui lâchent les uns après le autres, tu sais que ce n’est plus une vie décente. Elle, elle l’était, décente. Et ce corps qui ne veut pas mourir… la vie ne devient plus alors qu’une lente agonie. Aujourd’hui, ça y est, tu vas le rejoindre ton Jésus, enfin, après tant d’années de souffrance. Je suis soulagé pour toi. Je garderai de toi ces étés à la villa Lakanal où tu nous arrosais au tuyau avec ma cousine Virginie, je garderai aussi cette valse que nous avons dansé ensemble sur le parking de ma cité, ton visage rayonnait de bonheur à ce moment là, je l’oublierai jamais. Bon voyage mémère.

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