Le parfum de la nuit

Je rentrais dans la nuit comme on rentre dans un rêve, un peu angoissé, un peu gauche, un peu méfiant.

Enveloppé par l’écrasante lumière des lampadaires, j’errais dans les rues, seul avec mon ébriété, croisant des personnages métamorphosés.

La nuit, on retourne à l’état sauvage. Nos sens semblent plus primitifs, plus à vif, tout paraît plus précis, plus mystique, comme si elle laissait s’exprimer la version la plus obscure et folle de notre âme..

J’aime la nuit, dans ce qu’elle a de plus angoissante, de plus authentique, je m’y sens chez moi, en territoire familier. J’aime à me croire un de ces fantômes inquiétants.

Je titube sur le trottoir en faisant mine de garder le cap, je ne sais pas trop où je suis mais je m’en fous royalement, je n’ai pas envie de rentrer chez moi, dans ce foyer puant, étroit, dans cette chambre minuscule, moisie dans laquelle je viens de passer plus de deux ans de ma vie. J’ai envie de marcher jusqu’à ce que l’aube vienne effleurer la terre, qu’elle colore l’horizon de ses teintes incroyables, un peu rose, un peu orange et ce dégradé de bleu… Y’a rien de plus beau !

Je fouille dans mes poches et je retrouve un gant en dentelle rouge, je le respire, il sent fort le parfum de cette danseuse à moitié nue qui est venue s’asseoir sur mes genoux et à qui j’ai payé une danse privée. J’ai trouvé ça chiant, frustrant, je me suis tout de suite senti sale.

Elle m’a regardé comme si j’étais le mec le plus attirant de la salle, riait à mes blagues et je trouvais son accent d’Europe de l’Est un peu touchant. Je n’étais pas dupe, je savais qu’elle n’en n’avait rien à foutre de ma gueule, elle voulait juste se faire de la thune et moi je voulais juste vivre un truc un peu original ou je ne sais pas ce que je voulais exactement, me sentir comme ces mecs friqués qui passent leurs soirées dans ces clubs.

Elle m’a pris par la main, je l’ai suivi jusque dans un salon privé. Nous avons franchi un rideau épais qui abritait un large fauteuil capitonné. Je m’y suis assis, sa silhouette sublime se devinait par le reflet d’un spot rouge au plafond. c’était à la fois sensuel et nul. Elle dansait sur moi, se frottait langoureusement contre mes cuisses et pourtant je ne trouvais rien d’excitant. J’ai voulu la prendre par le bras pour lui dire que finalement je voulais partir, elle a poussé un petit cri, c’est interdit de les toucher, un molosse est venu me dire de me calmer. Je me suis levé et je suis parti.

J’ai eu un coup de blues monumental. Je ne savais pas si j’avais honte, si j’avais de la peine pour cette fille ou du dégoût pour  notre société.

Je me suis senti un homme différent, loin de ceux que je voyais vider des bouteilles de champagne en se léchant les lèvres lubriquement à la vue de ces hôtesses. Il y avait une sorte d’équilibre entre ces corps à moitié offerts et ces clients venus croire le temps d’une soirée qu’ils étaient désirables, virils. J’ai trouvé ça ridicule en fait.

J’ai cherché du regard les mecs avec qui j’étais venu, le son était trop fort, les spots trop clignotants, l’odeur trop mélangée entre l’alcool, la sueur et les parfums, j’en ai eu une sensation d’étouffement et j’ai fini par partir sans prévenir.

Maintenant, je suis dans cette nuit qui n’en finit pas, traversant le pont des Arts engoncé dans ma veste humide. Que cette ville est belle ! Paris me fait plus d’effet à ce moment là que toute la mascarade que je viens de fuir. Je reste un instant dans le froid à attendre qu’il ne se passe rien, puis je décide de rentrer chez moi, le soleil tarde trop à venir.

De toute évidence, le ciel est gris. Je m’en suis rendu compte en regardant au travers des persiennes quand cette lumière faible et diffuse qui peine à entrer dans ma chambre, s’est troublée de quelques gouttes timides suintantes dans les interstices. Une pluie silencieuse, de celle qui vous laisse moite, claustrophobe. une pluie de septembre, lourde, collante, chiante.

Je remonte ma couette par dessus mes oreilles, tentant de me convaincre que la nuit n’est pas encore finie. J’embrasse mon coussin dans un câlin réconfortant, je sens quelque chose dans ma main, je l’ouvre, j’y trouve un gant en dentelle rouge, je le respire profondément.

Le micro-monde

Au terminus du train, des centaines de gens se déversent sur le quai, marchant d’un pas pressé vers leurs destins respectifs. Ils me croisent, me frôlent, me bousculent, me dépassent…  Je découvre ces milliers de visages humains qui fourmillent dans la grande gare, puis je pense aux dizaines de milliers d’autres qui s’activent dans le quartier, les centaines de milliers dans la ville, les millions du pays, les milliards sur terre, et moi qui erre dans cette gare avec un vertige soudain à l’idée de ce chiffre.

Ils doivent me trouver bizarre à les contempler avec insistance, mais je n’y peux rien, j’ai besoin de m’imprégner de leur unicité, de voir les plis de leur visage, la forme de leurs yeux, de leur nez, la consistance de leurs cheveux, leur taille, tout ce qui fait d’eux ce qu’ils sont, c’est à dire, eux ! Ça me fascine, j’ai envie de les dessiner tous pour comprendre pourquoi deux yeux, un nez et une bouche peuvent donner autant de possibilités.

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Les guenilles de l’autre

Sur l’asphalte encore humide d’une de ces pluies qui salissent, des colères s’écoulent dans les pas titubant d’un homme alcoolisé. Vomissant des râles qui ne sont adressés à personne, il toise tant bien que mal une société qu’il dégoûte. Il gémit des insultes et des menaces dans l’indifférence de passants excédés.

La misère peut-elle nourrir la folie ?

« Nul doute, répondrait-il, venez donc me voir quand j’ai la tête plongée dans vos poubelles, j’crois qu’vaut mieux pour vous que j’soye fou, ou du moins que vous l’pensiez, ça vous rassurerait un petit peu sur vot’ condition d’humain. C’est pas qu’j’ai plus d’dignité, oh ! ça j’en ai, sauf qu’aujourd’hui j’m’en sers pour défendre le peu d’biens que j’ai, ou mon carré de trottoir qui me sert de lit. Puis, dans les poubelles, on trouve d’ces trucs… vous pouvez pas z’imaginer tout c’qu’vous jetez d’utile, et puis toute cette bouffe parfois, ça nous tombe comme un miracle, vos sandwiches à moitié fini ou je ne sais quoi. Ah ! ça vous écœure hein, mais la faim ça vous pousse à faire ce genre de chose et qu’importe si vous me jugez. »

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Marie

Je marche de plus en plus vite, et je ne sais pas pourquoi.

Je marche tellement vite qu’au fur et à mesure, ma démarche prend une teinte imbécile, celle d’un pas pressé qui se cherche une cadence supra performante et qui ne trouverait au final que la gesticulation ridicule d’un corps désordonné et souffreteux.

J’ai un papier roulé en boule qui occupe le creux de main.

Je vois une poubelle un peu plus loin, adossée à un mur carrelé de blanc.

Je ressens soudainement une pression dans mon fort intérieur, je ne dois pas louper cette poubelle, je me concentre pour pouvoir m’en approcher tout en essayant de faire attention à ceux qui, marchant plus vite que moi, me doublent à droite et à gauche. Il me faut arriver à jeter la boule de papier sans marquer un temps d’arrêt.

Au moment fatidique, je manque de trébucher sur une valise à roulette qu’une femme vraiment très rapide laisse traîner derrière elle. Je rate le trou de la poubelle, la boule de papier rebondit sur le rebord gris avant de tomber sur le sol. Trop tard, je ne peux plus rien faire, elle a déjà disparu sous des dizaines de semelles, pas le temps de la ramasser, il me faut marcher constamment, je me sens mal à l’aise parce qu’on m’a appris qu’il fallait respecter la propreté des lieux publics mais je fais le deuil de ma bonne éducation en renvoyant mes remords à la raison car déjà, le métro est là.

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L’envol du pigeon

La nuit, les routes se dévoilent sous les phares des voitures, des pointillés blancs avalés comme on rembobine son destin, des portions de vie à contempler des paysages obscurs où on peut observer parfois au lointain, les étoiles des villes déchirant l’horizon.
Je suis assis à l’arrière d’une vieille Renault 21 avec deux mecs que je connais à peine, j’ai 1800 francs en poche, de l’adrénaline plein les veines, et mon regard perdu dans une noirceur dont je ne sais plus très bien si elle relève du coeur ou de l’obscurité.
Replié sur moi-même, saisi par le froid glacial de janvier, je ne pose aucune question.
On pénètre dans les faubourgs de Nîmes, avant de s’arrêter à l’orée d’une cité HLM.
Le moteur tourne encore, j’ai la peur au ventre mais je ne montre rien, j’attends.

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Les mains fermes

J’aurais eu ces mots si j’avais su les dire, mais je suis resté muet, interdit. Dans ma tête, la phrase semblait limpide, simple, prête à sortir, mais, en fait, non ! Rien était venu. J’ai bafouillé un truc incompréhensible. J’ai expié plus que je n’ai parlé.
Mon plaidoyer se transformant en excuses. Quelle maladie que la timidité ! A moins que ça ne soit ma bonne éducation qui ne m’ait pas permis de lui fermer sa gueule avec panache.
Il me semble que j’ai pensé mon français trop faible, pas assez maîtrisé, que mon émotion l’emporterai sur la raison. Je ne manque pourtant pas de dignité, mais je n’ai pas su, simplement. Et c’est comme ça que j’en suis arrivé là.

Le recul

« Tu te serais appelé Dupont ou Durand, tu dirais pas la même chose. Mais vu ton nom, ton père devait être maçon portugais plutôt non ? »

En trente-deux ans d’existence, c’est la première fois qu’on me traite de la sorte, la première fois que mes origines sont montrées du doigt. On m’avait déjà traité de « sale arabe » quand j’étais petit, de « sale gitan » et de « sale français » aussi, mais je n’avais pas pris la mesure de l’insulte, moi qui me sentais « être humain » avant tout, ça me faisait de la peine pour mes petits camarades, j’étais un peu eux, le temps d’une insulte.

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Ô corps

Au corps, je voue un culte, du fanatisme à l’état brut, je ressens tant de haine à son égard que ça ne peut être que de l’amour mal nait.
Je ne sais pas d’où ça vient, ni quand ça a commencé, de toute manière je m’en fous, le constat est là, je ne m’aime pas.

Je palpe sans arrêt cette hanche et ce ventre comme pour les scanner, me rappeler qu’il sont bien là, que mon corps est comme il est, m’en faire une projection mentale, l’acceptation par le toucher, comme si mes bras étaient ceux d’un étranger, un étranger qui me jugerait, me pinçant pour constater l’étendu des dégâts, sentir cette peau molle se plisser sous mes doigts, en ressentir de la honte, de la bizarrerie. Je me sens bête de foire, spectateur et monstre à la fois. Les pincements se transforment en poing rageur parfois, des coups que je me porte, punition idiote ou espoir d’écraser l’indicible, de la faire fuir cette graisse abhorrée, me frapper jusqu’à en serrer les dents, mon cerveau se fixe, amorphe, en veille, il en oublie le sens du raisonnable.

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